En mars 2013, lors de mon tour de France à vélo j’ai un peu photographié les luttes des ouvriers de PSA Aulnay et de Petroplus, une usine et une raffinerie menacées de fermeture. Étudiant entre autres sujets la thématique de l’énergie, je me suis dit que des images de ces deux lieux, très médiatisés à l’époque, ne seraient pas inutiles au final. Le pétrole et les voitures étant, comme chacun sait, des éléments très importants de nos sociétés thermo-industrielles -le pétrole représente 29% de l'énergie en France (1)-, nous pensons que ce petit travail peut être vu comme un complément à l’ensemble documentaire (notamment le suivi des COP) que nous avons entrepris.
De Mars 2012 à Octobre 2019, j’ai (tout seul dans un premier temps puis avec Hélène sur la fin) réalisé, pour le dire vite, une sorte de « Tour de France » à vélo de 20 500 km sur une vingtaine de mois de voyages.
Les objectifs du départ étaient de découvrir un peu le pays et rencontrer ses habitants, poursuivre les recherches commencées en Espagne sur l'agriculture quelques années plus tôt et entamer un travail sur la production d'énergie en passant par toutes les centrales nucléaires du pays par exemple, etc.
Durant tous ces mois j’ai tenu un journal au quotidien. En voici deux extraits relatant mon passage à Aulnay-sous-Bois et à Petit-Couronne en Seine-Maritime.
« Dimanche 17 mars 2013
(…) Vendredi je suis allé faire le "couillon" à Aulnay-sous-Bois. Je me suis dit qu’il serait pas mal d’aller voir un peu ce qui se passe autour de l’usine PSA, promise à la fermeture suite aux mauvais résultats du groupe d’après ce que j’ai compris. Dans ma tête, le pétrole qui devient pour beaucoup de gens « hors de prix » à la pompe, les bagnoles qui ne se vendent plus..., cela rentre dans le projet « Énergie » que je mène.
Je longe les grilles de l’usine un bon moment sans voir grand-chose à photographier. Aucune activité, pas de banderoles, presque pas d’affiches, cela ne ressemble en rien à ce que j’ai vu à la raffinerie de Petroplus près de Rouen par exemple.
Merde, je ne vais pas rentrer capot quand même. C’est pour cette raison que j'insiste et je n’ai pas à le regretter. En repassant devant les barrières de l’entrée du personnel je constate qu’elles sont ouvertes. Je m'avance alors jusqu’aux portes tourniquet (je ne sais pas comment cela s’appelle) où les gars embauchent. Un petit groupe distribuent des tracts. Il me faut un rien de temps pour calculer la dame qui me tend une feuille imprimée et lui sortir spontanément : « Bonjour Madame Buffet, vous savez à Sipa press, cela ne va pas très fort non plus, je voudrais photographier à l’intérieur le piquet de grève, seulement je ne sais pas comment… »
C’est Carlos (Carlos Ghosn comme ils l’appellent !), un ouvrier qui assiste à la scène qui me fait visiter l’usine et me conduit dans le hangar logistique, le point névralgique de la grève. Là je me chauffe avec des jeunes militants vidéastes qui montrent des films noir et blanc réalisés en 68 sur les occupations d’usines (qui ont bien fait rigoler les grévistes du jour). J’aborde aussi un photographe qui "a la carte" en ce moment en ces termes : « Je vous connais, vous êtes … Bonjour, moi c’est Thomas Chassaing ». Hé bien il a fait comme s’il connaissait mon nom ! Faut croire que je suis connu sur la place de Paris !!! Je vais pouvoir bientôt me balader comme lui, avec deux Leica M6 autour du cou alors ! Blague à part, je le regarde un peu travailler et je dois dire qu’il me fait une bonne impression. Discret, rapide, sachant décocher un sourire pas possible si quelqu’un vient l’accoster pour lui demander quoi ou qu’est-ce.
Petit topo de leurs actions : cela fait maintenant neuf semaines de lutte (arrêt total depuis le 16 janvier). Sur 1 600 ouvriers ils sont 500 grévistes. Trop peu pour tenter d’éviter la fermeture du site mais suffisamment me disent-ils pour « ne pas partir avec des cacahuètes ». Autour de 20 000 euros si tu as de l’ancienneté. Eux demandent 120 000 euros pour obtenir 90 000. En ce qui concerne les tensions entre les grévistes et les non-grévistes relatées dans les médias, ils me parlent d’enfumage de la part de la direction pour donner une mauvaise image de leur mouvement.
Faudrait rester plus longtemps sur le site et parler à tout le monde pour savoir de quoi il retourne mais là c’est au-delà de mes disponibilités. (…)
Mardi 19 mars 2013, dans le train entre Paris et Lisieux
Nous avons quitté la Normandie lundi à 10 heures afin que Petit-Père me dépose au siège du groupe PSA, sis au 75 Avenue de la Grande Armée, presque au pied de l’Arc de Triomphe, pour 13 heures.
Les grévistes de l’usine d’Aulnay-sous-Bois avaient prévu de maintenir la pression sur la direction alors qu’un CCE (comité central d'entreprise) exceptionnel allait se tenir.
Lu le lendemain dans le 20 minutes sous le titre « "Le plan de restructuration adopté" :
« Les casseurs ce sont les patrons »
Environ 200 salariés de l’usine PSA Peugeot Citroën d’Aulnay (Seine St Denis) ont défilé lundi Avenue de la Grande Armée (16e) devant le siège du groupe automobile. Des pneus ont été brûlés sur la route et la situation s’est tendue lorsque les CRS ont commencé à encercler les manifestants qui ont utilisé des pétards et des fumigènes. Ce face à face s’est déroulé alors que PSA consultait à nouveau lundi après-midi les représentants des salariés sur le projet d’accord relatif aux plans sociaux à Aulnay-sous-Bois (2 800 emplois) et Rennes (1 400 postes). En décembre, un avis défavorable avait été émis par les syndicats. Mais l’entreprise a cette fois obtenu le soutien de la majorité d’entre eux (à l’exception de la CGT) à son plan de restructuration destiné à endiguer ses pertes. » (2)
Je voudrais ajouter que la CGT a annoncé, suite au comité central d’entreprise, qu’elle allait saisir la justice afin de « contrer la direction de PSA et faire sauter le plan social » (Jean-Pierre Mercier, délégué Syndical). (3)
La démonstration terminée, je réussis à m’incruster à la conférence de presse de Denis Martin, directeur industriel de PSA et numéro deux du groupe, qui a affirmé « nous sommes en mesure de proposer une et même plusieurs solutions d’emplois à chaque salarié ». (4)
À une question que lui pose une journaliste il explique que le site d’Aulnay représente 5 % du volume industriel en Europe et que son activité serait maintenue « jusqu’en 2014 afin de produire des C3 ». (5) Et que le taux d’occupation des usines toujours en Europe est de 75 %. Il n’a pas voulu ou pas su dire par contre qu’elle était le pourcentage en France. (…)
Ce matin je retourne à l’usine d’Aulnay essayer de prendre des photos que je n’avais pas pu faire la dernière fois par manque de pelloches (mais là je n'ai pas la chance de pouvoir entrer). Dans l’après-midi en attendant le train qui me ramènera à mon vélo, je fais un tour à la Fnac St Lazarre. Grâce à un ordi en démonstration je surfe sur la toile et découvre le portfolio sur la grève à PSA du photographe "beau gosse" rencontré plus tôt. Bof, c’est honnête mais cela ne casse pas des briques non plus. Quand je pense à tout le travail qu’il m’a fallu faire en Espagne pour avoir l’insigne honneur d’avoir un portfolio sur le site du Monde, les bras m’en tombent. Bon allez j’arrête avec cette rengaine de loser, j’ai le moral plutôt bon en ce moment, pas la peine de se le plomber.
Jeudi 21 mars 2013
(…) À Petroplus, je retrouve les mêmes banderoles syndicales devant le poste de garde que la fois précédente. Il y a un côté fort assiégé qui me touche et m’énerve en même temps.
Je pense que cela fait plus d’un an et demi maintenant que la raffinerie cherche des repreneurs et, si j’en crois la réaction des gens qui m’ont apostrophé alors que je photographie, la conclusion ne devrait plus se faire attendre : « Profitez-en de faire des photos, bientôt tout sera fermé, il y a en plus pour longtemps. »
Soirée chez une hôte qui m’avait bien accueilli la dernière fois en décembre. Elle connaît bien le dossier Petroplus et nous parlons immanquablement de la raffinerie. Pour elle il n’y a pas de doute qu’au mois d’avril l’affaire sera pliée. Il n’y a pas de repreneur réel, raffiner en France cela revient trop cher du fait des normes environnementales et il y a la politique du "tout diesel" qui n’aide pas… Elle est aussi amère envers les syndicats qui en ne disant pas la vérité (aucun repreneur) et en maintenant coûte que coûte l’espoir leurre les gens. « Ils vont prendre une baffe monumentale et malheureusement ils ne sont pas du tout préparés. On dirait que même si on parle souvent de nos jours des risques psycho-sociaux certains (et pas ceux auxquels on penserait spontanément) semblent les ignorer royalement. »
En 2016, la cour de cassation a rejeté le pourvoi des anciens salariés de la raffinerie Petroplus de Petit-Couronne contre la fermeture de leur site. Voici deux petits articles sur la question :
« Dans un communiqué titré "La France ne veut plus de raffinage" Yvon Scornet porte parole CGT de ces ex-salariés dit ce lundi regretter cet arrêt de la Cour de Cassation. "La France a besoin d’industries lourdes et non simplement du tertiaire ou développer le tourisme. La France n’est pas un Disneyland géant". Yvon Scornet répète qu’il est toujours "en possession" de plusieurs dossiers de reprise de la raffinerie en cours de démantèlement. Il critique aussi la manière de dépolluer de l’entreprise Valgo chargée de cette opération tout comme les chiffres de créations d’emplois promis - en remplacement des 500 emplois directs de la raffinerie - qu’il juge "farfelus". » (6)
« Le 13 mai, Valgo a signé à Paris un protocole de partenariat avec l'investisseur d'immobilier logistique Gazeley. Celui-ci prévoit de faire l'acquisition de 30 hectares sur le site de l'ancienne raffinerie pour y construire plusieurs bâtiments d'une superficie totale de 18 hectares et les louer à des acteurs de la logistique. […] » (7)
* À signaler qu’en février 2016 est sorti le Film « Comme des Lions » de Françoise Davisse, retraçant la lutte de deux ans d'engagement des salariés de PSA Aulnay contre la fermeture de l’usine.
** Peu avant avant le lancement du site (juin 2021) j’ai terminé le livre de Thomas Porcher « Les délaissés - Comment transformer un bloc divisé en force majoritaire » aux éditions Pluriel. Quelques pages dans l'ouvrage reviennent sur ces deux histoires significatives.
En voici un extrait qui concerne Petroplus (que nous avons réduit mais que vous pouvez lire en entier dans son ouvrage) :
« […] Ce soir-là, j’ai pu mesurer combien la fermeture d’une usine ne touche pas que les salariés. Le sort de Pétroplus ne concernait pas seulement les 450 salariés, il affectait également les emplois indirects (restaurateurs, livreurs, etc.) dépendant de l’activité de la raffinerie et bien sûr les familles. Au final, ce n’était pas 450 mais plus de 2000 personnes qui étaient touchées.
Les raisons avancées pour justifier la fermeture des raffineries étaient toujours les mêmes. Surcapacités de production et marges trop faibles. […] Mais la réalité est beaucoup plus complexe et une grosse partie des maux du raffinage trouve sa source dans la financiarisation de l’économie.
Le premier problème provient de l’inadaptation de l’offre […]. […]depuis les années 1990, la demande française en diesel ne cesse de croître - elle représente autour de 80% de la consommation de carburant-, alors que la demande en essence connaît une forte diminution. Les raffineries françaises se trouvent donc obligées d’exposer leur production d’essence qu’elles n’arrivent pas à écouler en France et d’importer du diesel de l’étranger. […]
La question qui reste en suspens est alors : « Pourquoi ne réalise t-on pas les transformations qui permettraient aux raffineries de notre pays de répondre à la demande française ? » C’est là qu’interviennent tous les travers de la logique financière.
[…] plus les profits des compagnies sont importants en exploration-production plus celles-ci veulent fermer des raffineries car la logique boursière pousse la direction à vouloir satisfaire les actionnaires en se séparant des unités de production les moins rentables. […]
Que vont répondre les élites économiques et médiatiques à ces fermetures de raffineries ? Que c’est la logique économique et qu’il faut accepter le principe de la destruction créatrice, qu’il faut que ces familles soient mobiles et se dirigent vers les zones de croissance, que les raffineries produisent du carburant qui pollue et qu’il faut donc les fermer pour entamer la transition énergétique ? Tous les arguments sont bons pour cliver en opposant la vieille industrie polluante à la nouvelle industrie soi-disant propre, humilier les salariés refusant la mobilité, l’adaptation ou, nous dira-t-on, l’écologie, et in fine justifier la fermeture. Jamais, il n’est question de remettre en cause la financiarisation de l’économie qui abandonne ces salariés au hasard des actions du marché ou de rappeler l’importance des raffineries qui assurent notre sécurité d’approvisionnement.
Bien sûr, si une vraie transition écologique se mettait en place, des raffineries seraient amenées à fermer, mais c’est un processus qui ne peut en aucun cas se faire du jour au lendemain- compte tenu de la dépendance des français à la voiture […] »
Un autre extrait du livre concernant cette fois PSA :
« […] Retrait de l’État,
casse du modèle social et lois « travail » :
la recette pour disposer d’une main-d'œuvre
corvéable à merci
Hier les ouvriers et employées usines, aujourd’hui les services à la personne et les chauffeurs Uber, la banlieue a toujours été un grenier à main-d'œuvre. Comme la France des territoires, les banlieusards ont connu les effets négatifs de la mondialisation, à la suite des fermetures et des délocalisations d’usines. C’est dans ce contexte que s’accélère la paupérisation des grands ensembles qui avaient été initialement construits pour loger cette main d’œuvre. Par exemple à Aulnay-sous-Bois, où la fermeture du site PSA en 2013 a appauvri les grands ensembles au nord de la ville, notamment la cité des 3000. Aujourd’hui le taux de pauvreté des ménages y atteint 50 %. […] »
Liens consulté le 18 juin 2021 :
(1) https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/sites/default/files/2020-09/datalab_70_chiffres_cles_energie_edition_2020_septembre2020.pdf
(2) https://docplayer.fr/87895575-Le-bilan-global-des-accidents-n-est-pas-alarmant-p-9.html
(3) https://www.leparisien.fr/seine-saint-denis-93/la-cgt-se-tourne-vers-la-justice-19-03-2013-2651265.php
(4) https://france3-regions.francetvinfo.fr/paris-ile-de-france/2013/02/05/la-direction-de-psa-indique-qu-elle-dispose-d-assez-de-possibilites-de-reclassement-pour-tous-les-salaries-d-aulnay-194315.html
(5) https://france3-regions.francetvinfo.fr/paris-ile-de-france/seine-saint-denis/psa-aulnay-sous-bois-la-derniere-voiture-341835.html
(6) https://france3-regions.francetvinfo.fr/normandie/la-cour-de-cassation-rejette-le-recours-des-ex-petroplus-de-petit-couronne-1004613.html
(7) https://www.usinenouvelle.com/article/pres-de-rouen-petroplus-tourne-la-page-du-petrole.N836885
En mars 2013, lors de mon tour de France à vélo j’ai un peu photographié les luttes des ouvriers de PSA Aulnay et de Petroplus, une usine et une raffinerie menacées de fermeture. Étudiant entre autres sujets la thématique de l’énergie, je me suis dit que des images de ces deux lieux, très médiatisés à l’époque, ne seraient pas inutiles au final. Le pétrole et les voitures étant, comme chacun sait, des éléments très importants de nos sociétés thermo-industrielles -le pétrole représente 29% de l'énergie en France (1)-, nous pensons que ce petit travail peut être vu comme un complément à l’ensemble documentaire (notamment le suivi des COP) que nous avons entrepris.
De Mars 2012 à Octobre 2019, j’ai (tout seul dans un premier temps puis avec Hélène sur la fin) réalisé, pour le dire vite, une sorte de « Tour de France » à vélo de 20 500 km sur une vingtaine de mois de voyages.
Les objectifs du départ étaient de découvrir un peu le pays et rencontrer ses habitants, poursuivre les recherches commencées en Espagne sur l'agriculture quelques années plus tôt et entamer un travail sur la production d'énergie en passant par toutes les centrales nucléaires du pays par exemple, etc.
Durant tous ces mois j’ai tenu un journal au quotidien. En voici deux extraits relatant mon passage à Aulnay-sous-Bois et à Petit-Couronne en Seine-Maritime.