De Mars 2012 à Octobre 2019, j’ai (tout seul dans un premier temps puis avec Hélène sur la fin) réalisé, pour le dire vite, une sorte de « Tour de France » à vélo de 20 500 km sur une vingtaine de mois de voyages.
Les objectifs de départ étaient de découvrir un peu le pays et rencontrer ses habitants, poursuivre les recherches commencées en Espagne sur l'agriculture quelques années plus tôt et entamer un travail sur la production d'énergie en passant par toutes les centrales nucléaires du pays par exemple, etc.
C’est en juin 2013 que je suis à Flamanville, dans la Manche où je resterai une dizaine de jours pour photographier le site nucléaire et celui d’Areva (rebaptisé Orano depuis) à la Hague, non loin.
Durant tous ces mois j’ai tenu un journal au quotidien. En voici un extrait :
« Vendredi 28 juin 2013, Les Pieux, Manche
Bilan d’étape de mon séjour à proximité de la centrale nuc de Flamanville et du chantier EPR.
- Une tendinite au genou. Humidité et côtes de partout ont raison des tendons arrière du genou droit (je sais pour un ex-infirmier, la description craint un peu). J’appelle mon ami grand photographe parisien (et lui ex-kiné) et il me dit qu’il n’y a rien à faire hormis du repos. Et il ajoute : « tu deviens vieux thomas » ce qui me fiche un coup je dois dire.
- Une cuite avec des hôtes. Durant cette soirée j’ai cru par moments que nous étions des « Seigneurs » comme dans le film « Un singe en hiver », lui tenant le rôle de Jean Gabin et moi celui de Belmondo. Bon à la fin on n’a pas fait péter la centrale mais faits comme nous l’étions on aurait bien pu !
- Une sortie en mer, toujours avec mes hôtes, au petit matin de la cuite. Contre toute attente je tiens la mer, c’est peut-être vrai que c’est un bon plan d’être bien alcoolisé sur un bateau. Là, je peux faire des photos du site nuc et même pêcher 8 maquereaux (sans me vanter, plus que mes deux acolytes réunis !).
- Je bataille 4 ou 5 jours pour faire des photos du chantier EPR, avec la plus grande grue du monde, Big Benny, qui va bientôt poser le dôme du réacteur. Voici un échange de mails :
Objet : Demande-Autorisation-Photographie-EPR
Bonjour Madame ...,
Je suis Thomas Chassaing, un photographe professionnel distribué par l'agence SIPA Press, basée à Paris.
Depuis plusieurs mois j'ai entrepris un tour de France à vélo sur la thématique de l'énergie. Je serais très intéressé de faire des photos du chantier EPR dans les prochains jours.
Merci de me joindre de préférence par téléphone. Voici mes coordonnées: 06 36 32 13 16
Restant à votre disposition
Dans l'attente d'une réponse de votre part, veuillez recevoir Madame l''expression de mes sincères salutations,
Thomas Chassaing
Objet : RE Tr : Demande-Autorisation-Photographie-EPR
Monsieur,
La Chargée de communication dans mon équipe, m'a transmis votre demande de prise de vue.
Nous sommes en contrat avec un photographe professionnel qui nous donne entière satisfaction et qui peux fournir, via la médiathèque du groupe EDF, des images du chantier depuis le début de la construction, à toute personne interessée par le site.
Par ailleurs, notre chantier n'a pas vocation a être photographié à des fins commerciales ou publicitaires, nous ne donnerons donc pas suite à votre demande.
Cordiales salutations
C’est bien de me répondre mais ils ne se foutraient pas un peu de ma gueule ? Comment imaginer qu’il n’y aura pas de journalistes présents au moment de la pose du dôme prévu pour très bientôt ? D’ailleurs j’ai déjà vu des équipes se préparer à cet effet. Bon enfin bref…
- Photographie le chantier de l’employé municipal « maçon » de Flamanville qui réalise un mur en pierre sur le site commémoratif dédié à Marcel Paul, pile poil en face du chantier EPR. Il y a déjà la stèle du bonhomme que, soit dit en passant, personne ne connaît ici. Je crois avoir lu des choses à son sujet dans un dossier spécial de Charlie Hebdo écrit par Fabrice Nicolino. Dans mon souvenir, pour eux c’est un « nucléocrate » de première qui a lancé, dans le plus grand secret, le nuc français du temps du Général.
De retour aux bercail début août 2013, en consultant à nouveau le dossier de Charlie (1) j’ai pu constater encore une fois l’étendue de mon ignorance. Ce n’était pas Marcel Paul mais Pierre Guillaumat dont il était question. Personne dont je n’avais jamais entendu parler avant non plus, mais le dessin du regretté Honoré qui représente au premier plan d'un paysage de centrales nucléaires un buste posé sur un socle où est inscrit « À Pierre Guillaumat La Nucléocratie reconnaissante » m’a induit en erreur.
Après quelques petites recherches d'infos je découvre que Marcel Paul, résistant pendant la seconde guerre mondiale, « syndicaliste et militant communiste (...) ministre de la Production industrielle dans le gouvernement de Charles de Gaulle, a proposé la nationalisation de l'énergie et organisé la création d'ED-GDF en 1946. » (2) alors que « de 1964 à 1965, Guillaumat est président d'EDF, entreprise qu'il associe aux programmes du CEA » (le Commissariat à l'énergie atomique). (3)
- Essaye de voir Didier Anger et sa femme Paulette. Toujours dans le dossier de Charlie déjà cité, il y a un portrait de ces « historiques » du mouvement anti-nuc. Passe à plusieurs reprises chez eux mais la maison est toujours fermée.
- Dors une nuit chez deux infirmiers très cordiaux. Monsieur est inf psy et travaille pour la Fondation du Bon Sauveur près de Cherbourg. Cela fait des liens donc (j’ai moi aussi été un « Bon Sauveur » mais à Albi). Le fiston, très sympa, fait des études de musicologie (niveau master). Son sujet de thèse : le surréalisme en musique de nos jours ??? Serais curieux de lire cela.
- Passe deux nuits dans la ferme en chantier de deux autres charmants hôtes. Eux habitent avec leurs deux enfants en bas âge dans un mobile home à côté. (...)
Maintenant, il me faudrait faire des photos de sous-traitants de la centrale et des ouvriers du chantier EPR. Je ne sais pas si je vais avoir la gnaque suffisante en fait. Mon genou douloureux m’handicape avec toutes les montées et descentes qu’il y a, me mine le moral et surtout je crois que je ne passe pas trop bien ici. Je n’ai pas vraiment le profil : la patronne d’un café PMU où je vais chaque jour m’appelle je ne sais pas pourquoi Crocodile Dundee. Peut-être il faudrait que je m’achète un petit costume et que je me trimballe avec une mallette comme beaucoup ici ou alors que je me déguise en ouvrier style Manpower pour me fondre dans le décor. C’est vrai que des types qui se baladent à vélo avec sacoches y en a pas trop dans le coin.
Les Pieux, Dimanche 30 juin 2013
Hier fut, je pense, une bonne journée photographiquement parlant. Au matin, j’ai immortalisé mes hôtes dans leur mobile home. Comme la nuit ils mettent des cartons aux fenêtres pour se protéger du froid, cela fera sûrement des photos intéressantes pour mes sujets (EDF-précarité énergétique) et (habitat-logement alternatif). La famille a acheté une ferme en ruine et en attendant qu’ils aient avancé les travaux, ils vivent dans un mobile home plutôt bien conçu.
L’après-midi, aux Pieux, dans l’ancien camping aménagé en dortoir pour les travailleurs du chantier EPR, je peux photographier une partie de la communauté portugaise dans et autour des mobile homes. Je me pointe là avec mon vélo et leur explique tout simplement mes intentions. Ils me demandent d’appeler d’abord le responsable de la base pour autorisation. OK. Puis je réponds à des questions de toutes sortes en espagnol (marié ?, ce que je pense du nuc ?, combien de km à vélo ?…) et bois et mange tout ce qu’ils me proposent (whisky, vin blanc, vin rouge, sardines, saucisses grillées, etc.).
Vers 16 heures je les laisse, car tous ont des petits yeux (dans la semaine ils ne chôment pas sur le chantier alors les week-end sont en mode « descanso »), pour aller voir un peu ce qui se passe au camping de Flamanville.
Là j’accroche tout de suite avec un coffreur portugais qui travaille depuis 6 ans sur le chantier EPR. D’une de ses deux caravanes décorées aux couleurs du Portugal sortent de la super zique (reggae, blues) alors c’est facile de l’aborder. Nous rions beaucoup lors de la petite séance photo (faut dire que je suis un peu entamé).
Peu après, les voisins du mobile home d’à côté fêtent un anniversaire et nous sommes naturellement invités : « c’est ça les Portugais » me disent-ils hilares. Du coup, à nouveau : sardines, saucisses, vin blanc, vin rouge, bière, et en plus gâteaux, champagne et à la toute fin soupe ! Je fais quelques photos, j’espère qu’une au moins restituera l’ambiance.
Sur le chemin du retour à la ferme de mes hôtes, je pense à mon nouvel ami. Sa gentillesse m’a touché. Il m’a plu tout de suite avec son look à la Groucho Marx. Ouvrier sur tous les chantiers européens depuis 20 ans, il vit à l’année loin de sa femme et de son fils restés au pays. C’est difficile de ne pas penser à une sorte de vie sacrifiée. Bon, je ne sais pas tout et j’espère sincèrement que je me trompe dans mon ressenti.
Dimanche 30 juin 2013
Retourne aujourd’hui aux deux campings des sous-traitants. À celui des Pieux je revois toute l’équipe des Portugais qui sont toujours en mode « descanso » et je photographie des nouveaux arrivants ukrainiens, eux en mode « Nasdravé ! » Je n’ai pas trop envie de boire aujourd’hui mais je n’ai pas le choix si je veux faire quelques photos.
Il y a aussi un jeune homme portugais qui parle bien français et qui m’explique un peu le pourquoi du comment. En fait une grande société française a contacté l’entreprise portugaise WSP pour faire du travail d’électricité et montage de chemin de câbles sur le chantier EPR. Les ouvriers sont en général là pour travailler 12 semaines (5 jours de taff par semaine) puis après ils ont droit à 7 jours de repos ; ce qui leur laisse un peu plus d’une semaine pour aller se reposer au pays avant de repartir pour un tour. À deux dans les mobile homes les conditions de vie « ne sont pas mal objectivement » me dit-il mais ils sont souvent habitués à bien mieux sur d’autres chantiers : chambre d’hôtel, chambre d’hôtes …
Au camping de Flamanville je revois mon nouvel ami. Une fois de plus il m’impressionne par sa gentillesse et son intelligence. Je lui montre mes photos d’Espagne et une bonne partie du taff africain et il saisit tout de suite mon propos et me fait beaucoup de commentaires pertinents.
Mercredi 3 juillet 2013, Flamanville
Journée tranquille aujourd’hui encore. Je ne fais que changer de camping (retourne à celui de Flamanville) car je décide de donner un jour de plus à mon genou pour se rétablir. À la stèle de Marcel Paul je retrouve mon sympathique maçon qui continue à monter son mur et qui va probablement, lui, pouvoir tenir les délais ! J’en profite pour faire quelques photos de plus, car de là tu vois tout le chantier EPR et puis « l’homme illustre » que personne ne connaît ici, c’est quand même le fondateur d’EDF, qu’ils ont écrit sur la stèle. Comme le titre provisoire de ce reportage est "Électricité 2 France" autant essayer d’avoir un bon cliché de la scène.
Dans la soirée je passe un moment agréable avec mon copain portugais, toujours aussi cool (il écoute « Volontaire » de Bashung quand j’arrive). Il me confirme l’histoire des primes de déplacement et je suis bien content d’apprendre que lui aussi en profite. Sinon dans ce camping, c’est comme à Siouville. Beaucoup te dévisagent quand ils te croisent et dès 7 heures du soir c’est TV.
Jeudi 4 juillet 2013, Vauville
« Rentre chez toi avec ton vélo de merde » Voilà les premiers mots que j’entends ce matin. Ils viennent de la bouche d’enfants (de 3 à 5 ans environ), ceux de mes proches voisins de camping qui taffent à l’EPR (aussi peu sympathiques que leurs mioches d’ailleurs). Quand je dis qu’ici je ne passe pas très bien ! « Allez toto dès que la tente sera sèche (pour couronner le tout il a plu toute la nuit et toutes mes affaires sont humides) tu mets les bouts. Et tant pis pour le genou, si t’as trop mal tu marcheras à côté du vélo mais faut que tu t’arraches de là… »
Marché donc toute toute la journée, dans un brouillard épais et bien sûr avec le moral proche de zéro. Voir tous ces gars « se sacrifier » comme ils disent eux-mêmes pour gagner 4 000 euros / mois (en grattant sur les indemnités de déplacement) m’a usé. Et je ne parle même pas de l’EPR avec les dépassements dans les coûts et dans les délais dont la presse nous informe assez fréquemment et auxquels se rajoutent des soupçons d’emplois illégaux.
Même si au final j’ai peut-être fait du bon boulot, je ne sais pas si cela sera une consolation, une compensation pour s’être exposé à tout cela. »
Liens consulté le 18 juin 2021 :
(1) http://journeesdetudes.org/atomescrochus/recherche/Charlie-Hebdo.pdf
(2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Paul
(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Guillaumat
De Mars 2012 à Octobre 2019, j’ai (tout seul dans un premier temps puis avec Hélène sur la fin) réalisé, pour le dire vite, une sorte de « Tour de France » à vélo de 20 500 km sur une vingtaine de mois de voyages.
Les objectifs de départ étaient de découvrir un peu le pays et rencontrer ses habitants, poursuivre les recherches commencées en Espagne sur l'agriculture quelques années plus tôt et entamer un travail sur la production d'énergie en passant par toutes les centrales nucléaires du pays par exemple, etc.
C’est en juin 2013 que je suis à Flamanville, dans la Manche où je resterai une dizaine de jours pour photographier le site nucléaire et celui d’Areva (rebaptisé Orano depuis) à la Hague, non loin.
Durant tous ces mois j’ai tenu un journal au quotidien. En voici un extrait :
« Vendredi 28 juin 2013, Les Pieux, Manche
Bilan d’étape de mon séjour à proximité de la centrale nuc de Flamanville et du chantier EPR.
- Une tendinite au genou. Humidité et côtes de partout ont raison des tendons arrière du genou droit (je sais pour un ex-infirmier, la description craint un peu). J’appelle mon ami grand photographe parisien (et lui ex-kiné) et il me dit qu’il n’y a rien à faire hormis du repos. Et il ajoute : « tu deviens vieux thomas » ce qui me fiche un coup je dois dire.