D'octobre 2006 jusqu'à la fin de l'année 2007, je me suis rendu de nombreuses fois en Espagne pour documenter différentes récoltes agricoles dans tout le pays.
J'avais été saisi, lors d'un voyage de noces effectué en mai 2006 en Andalousie, par l'ampleur de la catastrophe écologique dans la province d'Almeria (où 400 000 hectares de terres arides, ai-je lu plus tard, sont dévolus à la culture sous serres et en font la plus grande concentration de production intensive de légumes au monde), et par l'étendue et la monotonie des paysages d'oliveraies, entre Grenade et Cordou, soumis à une grande érosion.
Égarés, pas très loin du parc national de Cabo de Gata, dans un dédale de routes cernées de serres de plastique qui bouchaient tout horizon, nous avions vu aussi des dizaines de jeunes Noirs et Maghrébins, sur de vieux vélos, emprunter des routes défoncées pour se rendre sous les bâches des exploitations. Hélène m'avait dit alors : "On se croirait vraiment en Afrique ici".
Quelques mois plus tard, je suis à nouveau dans ce qu'on appelle communément la mer de plastique, pour en savoir plus. Les premiers jours sont un peu difficiles, seul et hésitant, circulant dans la vieille GS (Citroën) de ma grand-mère dans laquelle je dors, je me heurte à la méfiance des Espagnols, et à la peur du côté des travailleurs migrants. Je suis très impressionné, l'air est vicié, peu d'arbres et encore moins d'eau, de grands panneaux publicitaires vantent des produits phytosanitaires inconnus.
Le long des routes, des chiens décharnés errent, des bouts de plastique par milliers sont accrochés à des buissons ras ; matelas défoncés, vieux habits, valises, chaussures et bidons s'amoncellent parfois en décharges sauvages près des serres.
Et surtout, le cloisonnement très net entre la société espagnole, qui me semble profiter sans aucun complexe d'une richesse toute nouvelle ici -grâce à ce type d'agriculture "Eldorado" qui génère selon le New York times $500 millions par an (alors que quelques décennies plus tôt les habitants de cette région très pauvre devaient s'exiler)-, et les travailleurs journaliers immigrés qui survivent là avec ou sans papiers, dans des conditions infra-humaines (comme je l'ai entendu plus tard de la bouche d'un officiel).
En fait, je constate que hormis une minorité d'immigrants qui ont pu louer, souvent cher un appartement dans certaines zones "ghetto" des villes ou villages ou des cortijos -petites maisons agricoles abandonnées (prêtées ou louées par l'employeur)- près des serres, la plupart vivent isolés, souvent éloignés des routes dans des habitations de fortune effroyables (chabolas).
Après une quinzaine de jours de déambulation et d'observation, (j'assiste, souvent très tôt le matin, à l'attente des innombrables travailleurs journaliers sur les trottoirs et au bord des routes, où d'hypothétiques camionnettes d'agriculteurs s'arrêtent pour les prendre pour une journée de travail), je prends contact à El Ejido avec le Soc (Sindicato de obreros del campo : Syndicat des ouvriers agricoles). Ce syndicat tente, malgré de petits moyens, de défendre les droits bafoués des dit-on 80 000 ouvriers immigrés qui travaillent dans la région. La convention collective du secteur prévoit un salaire journalier de 37,2 euros. Mais les salaires tournent plutôt autour de 30 euros par jour.
En parallèle du suivi photographique du travail dans les serres d'un agriculteur, Paco que j'ai la chance de rencontrer quelques jours plus tard, les syndicalistes me permettent de les accompagner sur le terrain.
Fin novembre, beaucoup de journaliers agricoles partent chercher du travail dans la province de Jaén. Le travail de récolte des olives commence. Je les suis. Cette campagne est la plus grande productrice d'huile d'olive du monde. Je me rends à Baena, village très fier de sa production, se situant à la frontière des provinces de Jaén et de Cordoba. Là, quelques mois plus tôt, nous avions fait la connaissance arrosée!!! d'un important propriétaire terrien qui m'avait alors invité à revenir faire un reportage photo lors des récoltes. En plus de documenter le travail dans les champs, je m'intéresse aux conditions d'accueil plus favorables, qui font dire à beaucoup de travailleurs journaliers migrants que c'est la campagne dans l'année qu'ils préfèrent. Je suis aussi intrigué par les travailleurs venant des pays de l'Est par le biais de programmes pour une durée déterminée (les fameux "contrato en origen", pendant du "contrat OMI" en France).
Début mars, après un passage à Almeria pour suivre l'exploitant agricole Paco en pleine récolte des tomates, je vais dans la province de Huelva, toujours en Andalousie, pour photographier le travail dans les plantations de fraises et d'oranges. Perdu au départ, je retombe rapidement sur des journaliers croisés à Almeria ou à Baena. Certains ont déjà trouvé du travail, d'autres attendent la pleine saison, dormant dans les rues ou dans les forêts à la lisière des champs. Les souffrances physiques et morales endurées, comme à Almeria, sont extrêmes. Ici, le travail de récolte de fraises est surtout exécuté par des milliers de femmes venues des pays de l'Est et du Maroc, dans le cadre d'accords entre pays (contrato en origen). Environ trois mois durant, je documente autant que possible :
- le sort réservé aux travailleurs migrants venus de toute l'Espagne, titulaires de papiers ou pas. Mis en concurrence, ils sont condamnés par la nouvelle politique d'immigration (contrato en origen) à des travaux plus spécifiques, comme sulfater ou servir de bouche-trou d'ajustement (par exemple le travail les week-end, les jours fériés et durant les pics de production).
- le travail proprement dit dans les exploitations et dans les coopératives de conditionnement.
- les relations (interculturelles) qui se nouent entre les nombreuses nationalités présentes.
Je me mets aussi en contact avec l'organisation WWF, qui vient d'alerter l'opinion publique sur la situation écologique préoccupante du Parc National de Doñana. Inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco, il est mis en danger par la culture des 95% de la production des fraises espagnoles sur une surface de 5 000 hectares. Avec "utilisation massive de produits chimiques pour la préparation du sol, cultures sur sable et sous plastique, consommation massive d’eau pour l’irrigation, occupation des sols en toute illégalité…" J'entreprends un travail sur le sujet.
Début juin, je reviens à Almeria pour suivre Paco dans ses serres, récoltant les pastèques et les commercialisant.
De la mi-juillet à fin septembre je me rends plusieurs fois à Lerida.
La capitale du fruit comme le souligne l'office de tourisme de la ville : "39 000 hectares de pommiers, poiriers, pêchers, cerisiers, abricotiers et pruniers qui produisent plus de 900 millions de kilos de fruits sucrés dans de bonnes conditions météorologiques. Une pomme, une poire sur deux sont produites en Espagne et proviennent de Lerida, qui, avec ses 700 000 tonnes, est à la tête des productions espagnoles dans presque toutes les variétés".
Je retrouve là beaucoup de connaissances rencontrées en Andalousie auparavant, et une fois de plus malheureusement, j'assiste à leurs souffrances. Trouver du travail est difficile du fait du programme (contrato en origen) qui fait venir 15 000 Colombiens pour les récoltes de fruits.
Dans beaucoup de petits villages, je retrouve les mêmes hangars "Patéra" (du nom des embarcations de pêche qui permettent aux migrants d'atteindre l'Espagne) que j'ai déjà vus en Andalousie.
Enquêter auprès des Colombiens est aussi très intéressant.
En octobre, je suis certains migrants partis pour Logrono, dans la province de la Rioja, pour assister aux vendanges.
La campagne est très courte, le travail plus rare en raison des machines à vendanger qui ont le rendement de 80 personnes m'a-t-on dit et travaillent même la nuit.
Un contact téléphonique, fin mars, avec un membre d'une ONG de la région de Huelva, m'apprend que la situation humanitaire est encore plus préoccupante que l'année précédente dans la région de Huelva.
PS : Nous n’avons plus les liens des citations faites ici car à l’époque de la rédaction de ce texte (en 2008 probablement) nous n’avions pas le réflexe de mettre les références en bas de page.