Après des reportages réalisés en Espagne, aux États-Unis ou en Afrique de l’Ouest nous avons ressenti le besoin de travailler en France. Il y avait des régions du pays où nous n’avions jamais mis les pieds et c’est un peu nigaud de toujours vouloir partir à la découverte à l'étranger alors que l’on ne connaît que très moyennement son pays natal.
C’est ainsi que de Mars 2012 à Octobre 2019, tout seul dans un premier temps puis avec Hélène sur la fin, j’ai réalisé une sorte de "Tour de France" à vélo de 20 500 km sur une vingtaine de mois de voyages. Les objectifs du départ étaient de parcourir le pays et rencontrer ses habitants, poursuivre les recherches commencées -quelques années plus tôt- en Espagne sur l’agriculture et entamer un travail sur l’énergie en passant par toutes les centrales nucléaires du pays par exemple, etc.
Tous ces kilomètres ont été avalés en 6 "tronçons" de 3 à 4 mois de voyage soit, pour simplifier : De Lyon à Lille - De Lille à Lisieux - De Lisieux à Rennes - De Rennes à Périgueux en faisant le tour de la Bretagne - De Périgeux à Bordeaux en remontant d’abord par le centre de la France - De Bordeaux à Lyon.
Les deux premiers "tronçons" se sont passés correctement mais à partir de juin 2013, à Flamanville, physiquement cela a cassé. Une grosse tendinite au genou a compliqué sérieusement ma progression et c’est en marchant à côté du vélo chargé que j’ai pu atteindre Rennes à la mi-juillet. Bilan de l’affaire : arrachement de la tête du ligament du genou et bursites aux deux épaules ! Donc impossibilité totale de reprendre la route après les vacances d’été de la miss et début d’une longue quête pour retrouver la santé, ou du moins une petite autonomie.
C’est début 2014 que j’ai entendu parler pour la première fois de Sivens. Comme ce n’était pas très loin de chez nous j’y suis allé pour voir un peu, discuter avec les premières personnes qui commençaient là une ZAD ("Zone À Défendre" pour les militants écologistes), avant de tenter de reprendre la route puisque j’avais eu le feu vert d’une toubib après une échographie de mon genou problématique.
Cette étape fut assez pénible car les douleurs étaient toujours là mais en serrant les dents (et en marchant bien souvent encore à côté du vélo) j’ai pu tant bien que mal faire à peu près 3 mois de voyage de plus. En rentrant à l’été (toujours pour les vacances de la Miss) j’étais physiquement rincé et plus que déprimé. Imaginer que je puisse repartir début septembre était alors de la science-fiction pour les spécialistes. C’est alors que pour moi a commencé vraiment la Bataille de Sivens.
Dans mon souvenir, durant cette période à deux reprises au moins (après la fin du déboisement, et puis après la mort de Rémi Fraisse) j’ai voulu reprendre la route du Tour de France (et dit au revoir sur place) mais finalement je ne suis pas reparti.
Physiquement je sentais que cela ne passerait peut-être pas et puis surtout, pris par l’histoire, il m’aurait été très difficile je pense de passer à autre chose. Suite à l’évacuation de la ZAD, et après avoir proposé ce sujet à un grand festival de photojournalisme du sud de la France, je suis enfin remonté sur ma bicyclette pour tenter d’avancer, ne voulant pas m’éterniser encore plus dans ce périple.
J’avoue que les presque 3 mois de voyages furent difficiles tant physiquement que moralement. Je me suis rendu compte que la Bataille de Sivens avec la mort de Rémi Fraisse, le déboisement de la zone humide, les tentatives d’intimidation venant de toutes parts et même les agressions physiques, ce climat de petite guerre civile locale etc, m’avaient profondément affecté.
Ensuite il y a eu de nouvelles blessures : les COP, un gros problème de travail pour la miss, des déprimes carabinées, plusieurs mois d’efforts et de douleurs chez un jeune kiné salvateur (Aïe Patron !) et la nécessité de construire de A à Z un nouveau site avec l’ami Jim car l’ancien était devenu techniquement obsolète (bye bye le logiciel flash)… Mais la suite c’est encore une autre histoire ! Révéler les films, les scanner, nettoyer les poussières des images choisies, faire la chromie, monter les diptyques fut un travail harassant, surtout qu’à l’éditing (choix des photos) nous avions décidé de présenter beaucoup d’images en ligne. Plus de 1 000 au final.
À l’été 2020, le travail de légendage de tout ce corpus d’images ne fut pas simple à réaliser non plus ; c’est fou comme on se met vite à douter de sa mémoire. Pour le faire on a passé beaucoup de temps sur internet afin de retrouver différents documents d’époque comme des articles de presse, des tribunes, des blogs, des tracts etc. On en a largement pris des extraits et donné à chaque fois le lien afin que vous puissiez, si vous le souhaitez aller plus loin. On est conscient qu’il y aurait encore plein de choses à ajouter, surtout pour ceux qui ont été témoins de cette histoire, mais cela nous semble quand même suffisamment complet pour donner un début d’idée de ce qui s’est passé là durant quelques mois, et qui plusieurs années après nous interroge encore.
Je regrette encore les difficultés d’accès de toutes parts et surtout venant des gendarmes et des pro-barrage, mais c’est comme cela, à l’impossible comme on dit nul n’est tenu. Je tiens à m’excuser platement auprès de toutes les personne qui je sais ont attendu ce travail avant de se convaincre qu’ils ne verraient finalement jamais ces photos. Non je ne suis pas tombé dans une faille spatio-temporelle ! et ce petit texte vous fournira je l’espère un début d’explication.
PS : En bonus voici le texte que nous avions écrit "à chaud", tout juste après l’évacuation du site (en avril 2015 donc), afin de soumettre au plus vite ce travail au célèbre festival de photojournalisme. Il peut donner une idée de l’état d’esprit que nous avions à l’époque et témoigne d’une prise de conscience de faits qui se sont aggravés depuis…
La Bataille de Sivens - août 2014/mars 2015
Pour ceux qui n'habitent pas la France, la bataille acharnée autour de la construction d'un petit barrage sur une zone humide à Sivens est devenue au cours du temps un symbole « d'une guerre de civilisation » comme l’a écrit Edgar Morin*, qui se joue ici comme dans beaucoup d'autres endroits sur la planète. D'abord locale, elle a pris un caractère national (voire international dans le milieu militant) quand un jeune homme, sympathisant écologiste, Rémi Fraisse, est mort au cours d'affrontements, touché par une grenade offensive des gendarmes lors d'un rassemblement qui a eu lieu sur le site fin octobre 2014. Ce drame, plus la remise d'un rapport très critique sur le projet initial, entraînera la suspension du chantier et la recherche par le Ministère de l’Écologie d'une solution moins conflictuelle.
En m'intéressant très tôt à cette histoire, mon intention était de documenter autant que possible cette lutte entre les "deux France" comme je les appelle parfois sur des enjeux hautement importants et symboliques. Schématiquement : Quels élus, quelle démocratie ? Quelle croissance (la sobriété heureuse de Pierre Rahbi vs néolibéralisme) ? Quel devenir pour l'agriculture (intensive, bio) ? Quelles adaptations aux changements climatiques? Quelle politique d'aménagement des territoires ? Quel rapport à la nature (la nature : caractère sacré ou valeur marchande) ? Questions de la légitimité contre la légalité, de nouvelles contestations sociales et politiques, etc. Parcourant la France à vélo depuis 3 ans maintenant j'observe chaque jour des fossés allant grandissant entre les gens.
Quand je dis autant que possible c'est que tout au long de cette enquête photographique j'ai été empêché, intimidé, menacé parfois, à tour de rôle ou en même temps par les différents acteurs (zadistes, agriculteurs, gendarmes) et même agressé physiquement avec en prime un appareil photo cassé. Pour certains j'étais soit un agent des renseignements généraux infiltré, soit un zadiste en chef, ou alors un affabulateur qui prétend être photographe…
Si j'aborde ce point c'est pour témoigner bien sûr des conditions de travail difficiles que j'ai connues pour réaliser ce reportage, comme d'ailleurs beaucoup d'autres collègues (de presse,TV, radio) mais surtout pour dire que cela pose de graves problèmes démocratiques. Ceci en France, Pays de la liberté d'expression et de Charlie! Plus sérieusement je ne pensais pas qu'ici la méfiance à l'égard des journalistes était si grande et surtout que leur rôle était aussi incompris par autant de gens. Si tu veux aller dans chacun des camps, rester un électron libre, pour un nombre non négligeable de personnes tu es un traître, un vendu, un pourri... Au final cette défiance conduit de plus en plus de gens à consulter uniquement des sites, des blogs, des réseaux sociaux qui vont dans leur sens ; ceci générant ensuite entre opposant et partisans des dialogues de sourds, stériles voire violents, puisque sans récit commun et pleins de certitudes ils ne s'accordent plus sur rien ou presque.
Avec le vote du 6 mars 2015 au Conseil général du Tarn, optant pour la construction d'un plus petit barrage (deux fois moins important) sur la zone humide du Testet, nous nous retrouvons à ce jour avec les deux camps mécontents. Les uns voulant toujours la construction du barrage initial et les autres préférant la création de retenues collinaires si ce n'est l'abandon pur et simple du projet, compte tenu que selon leurs études beaucoup plus d'eau que le barrage initial "dormirait" dans des stockages d'eau privés et qu'avant de décider quoi que ce soit il serait bon d'en faire un inventaire précis.
Ce qui laisse augurer une saison 2 à ce récit bien significatif de la situation politique et morale française. À suivre donc, mais peut-être pas photographiquement parlant tant les situations sont en définitive répétitives, le champ documentaire réduit du fait de minorités dans les deux camps ne cherchant qu'à instrumentaliser (plus ou moins agressivement) les médias et aussi de simplifications, de postures usantes.
*http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/11/04/remi-fraisse-victime-d-une-guerre-de-civilisation_4517856_3232.html